L’ermite de Chabrières

Joachim TAULEIGNE a été le dernier habitant troglodyte du plateau de Barry : il vivait en « ermite » dans une grotte située au sud-est du massif à proximité du fort médiéval et du village troglodytique ruiné de la falaise de Chabrières.

TÉMOIGNAGE :
« J’ai connu M. TAULEIGNE au cours des années 1974/75, pour avoir été son infirmière.
Notre première rencontre s’est passée suite à un appel téléphonique de Mme R. (de la ferme en dessous de la grotte et à gauche du château de La Croix Chabrières) : « M. Tauleigne est malade, il est chez nous. Le médecin vient de lui prescrire des piqûres et il dépose son ordonnance à la pharmacie : pouvez-vous prendre les médicaments et venir lui faire sa première piqûre ? »

C’est bien entendu d’accord. Je lui fais sa première injection et demande comment on fait pour les suivantes (il ne pouvait marcher qu’à grand peine) :

– « Dites-moi l’heure et je descendrai ici ».
– « Bien… c’est entendu… »
Le lendemain, à l’heure dite : personne… Nous avons vite compris ; Mme R. me propose de monter avec moi à la grotte.
Je la suis, droit vers le « Mas Tauleigne » qui était, à ce moment-là, une ruine avec des arbres en son milieu. Nous le contournons, passons devant la source où Mme R. remplit son broc d’eau pour le lui monter, m’expliquant que c’est son seul point d’eau. Nous grimpons…

Sublime : une, puis deux et trois terrasses entretenues face au Ventoux, des poules, des pigeons nichant dans la falaise, des chèvres et un bouc majestueux !
La porte d’entrée était faite d’un rajout de sacs de toile de jute que nous soulevons après avoir appelé :
« Il y a quelqu’un ? », et obtenu son autorisation.
En face, un peu à droite dans le creux du rocher, un sommier et M. Tauleigne qui ne pouvait pas se lever.
Un poêle, un four à pain, une petite fenêtre sur l’évier, et un trou en plafond permettant l’accès à la grotte supérieure.
Sur la droite et vers la fenêtre, une table et un journal : je l’étale et y pose ma serviette, l’ouvre et prépare ma piqûre avec le plus d’hygiène possible, car, au son de nos voix, un bruit de cavalcade, beaucoup de poussière et plusieurs têtes de chèvres viennent se superposer dans l’ouverture sur notre droite, au départ du tunnel! Curieuses, mais respectueuses des consignes : il n’y a pas de barrière, mais elles n’entrent pas !
Je fais ma piqûre et m’entends dire que je n’aurais pas dû me déplacer : « Je serai descendu lorsque j’aurai pu !». Bon, sans commentaire : merci pour ma peine et le temps passé ! Mais j’étais avertie : « Un bon conseil : avec lui on écoute, on se tait et on fait ce qu’on a à faire ! Inutile de discuter ! ».
Ainsi, je suis monté quelques jours puis j’ai fini la série de piqûres chez Mme R. dès qu’il a pu descendre. Les autres traitements se sont déroulés de la même façon, à part que nous avions fait plus ample connaissance et qu’il ne se gênait pas, parfois, pour me rappeler que je n’arrivais pas toujours à l’heure dite !
J’ai appris aussi à cette époque que le facteur laissait son courrier à la ferme et avait signalé que sa retraite faisait retour à sa caisse, car il n’allait pas à la poste la retirer. Mme R. avait insisté et obtenu qu’il accepte d’être conduit à la poste lorsqu’il recevait son avis…Seulement, un jour, le receveur a avisé Mme R. que cela était inutile : pendant qu’elle attendait dans sa voiture, il entrait à la poste un moment et ressortait sans réclamer son dû! Il ne voulait plus rien de la société : « Ermite…ermite, on se suffit à soi-même ! ».

En dehors de son caractère « bien trempé », je n’ai jamais vu notre homme ivre et j’étais moi-même surprise de le trouver assez propre en vivant dans un tel dénuement. A l’époque je soignais quatre personnes qui vivaient sans eau courante ni électricité, dans des cabanons de jardin, une dans un car où je devais chasser les poules de la table pour me faire une place de « travail ».
De tous ma plus grande estime allait à M. Tauleigne, le plus isolé et le plus solitaire, le plus autonome, et le plus proche de la nature. Sa façon de vivre n’était pas subie comme les autres, mais choisie.
Je voyais aussi souvent M. R. qui vivait dans un cabanon vers l’ancienne route de Saint-Paul, et qui était lui aussi un sacré personnage, mais avec lui on parlait surtout de Barry !
Mais revenons à M. Tauleigne !
Il est décédé en janvier 1976, et ses dernières années de vie ont été un peu difficiles à cause de l’âge et de ses conditions de vie, même si quelques voisins lui venaient en aide. Les chèvres se sont rapprochées des fermes pour se faire traire, la poussée du lait les faisant souffrir. Le bouc est parti dans la montagne. Les habitués de Barry pensent que c’était lui que l’on voyait encore sur le massif il y a quelques années, très vieux, mais toujours indépendant et fier. Et il valait mieux ne pas l’ennuyer !


Qu’est devenue la grotte ? J’y suis remonté de nombreuses fois, toujours avec plaisir.
Elle a été abandonnée, mais aussi vandalisée pendant plusieurs années. Certains ont pensé que comme il ne dépensait pas il avait certainement caché beaucoup d’argent : sommier éventré, murs démontés, puits curé… Bien sûr, vous le savez, il n’y a jamais eu de magot, mais les dégâts sont là, la grotte toujours aussi belle, mais dangereusement dégradée par le temps et les intempéries…
Voici la fin de l’histoire de Joachim TAULEIGNE et de sa grotte…

Jacqueline DUMARCHER – Novembre 2019

POST SCRIPTUM de BARRY-AERIA :
Merci pour ce témoignage. Cette grotte est effectivement très belle, creusée dans une zone sans éboulement, face au Ventoux. Elle fait partie de ces « petits patrimoines remarquables » souvent oubliés et nous avons bien envie de la sauver afin de conserver la mémoire de ce lieu et de son dernier habitant.

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