La prison de Barry ?

Témoignage et réflexions

« Allez, on y va ! »

Ça, c’était Jean : toujours dynamique… et pressé quand il s’agissait de monter sur le village !
Pendant une période, nous avions pris l’habitude d’aller ensemble « rendre visite » un peu comme à un ami à Barry.

Je l’accompagnais, il m’apprenait. Instants privilégiés.

Cette fois-là, c’était vers la fin d’aprèsmidi d’un jour d’automne paisible. Nous avons traversé le village, regardé au passage quelques particularités d’habitats troglodytiques, puis grimpé jusqu’aux tables d’orientation. Après une petite visite à la meulière qui est en dessous, nous avons pris le sentier qui passe en corniche au-dessus du village pour rentrer par le champ des médailles et l’oppidum. Presque au
bout du sentier :

Gérard arrête-toi là je voudrais te montrer quelque chose

Jean m’a désigné une construction vers la falaise du levant :

Tu vois cette maison à grande façade, contre la paroi et vers le haut, presque dans l’axe du Ventoux ?

Je crois que oui. On dirait qu’elle est construite avec d’autres matériaux que ceux de Barry, plus jaune/orangé, mais ce sont
peut-être les derniers rayons du soleil qui la colorent. Par contre, c’est curieux, ce n’est pas une maison, elle n’a pas d’ouvertures,
seulement quelques petits « fenestrouns » de rien du tout !

Juste remarque ! Parce que ce n’est pas une maison normale : la tradition orale la désigne comme étant la « prison » du village !

La prison ? ! Mais Jean, d’où venaient les prisonniers, qui étaient-ils ? Il est vrai que nous sommes dans une zone de « turbulences » probables, à quelques centaines de mètres de la frontière entre Le Comtat, états du Pape, indépendants jusqu’à la Révolution, « pays de cocagne » sans impôts directs ou indirects, et le Dauphiné en France, dont les sujets du roi étaient lourdement taxés, ce qui générait évidemment une forte activité de contrebande !(1)

Tout à fait, tu as raison. Cette activité est attestée par de nombreux témoignages, la tradition orale, parfois le nom de maison… On parle de contrebande d’allumettes, de poudre, de sel, de tabac, et la liste n’est certainement pas complète !

Le tabac ! Dont tu parles avec plaisir et compétence pour l’avoir cultivé dans ton sud-ouest ! Et que Marianne Bignan développe bien dans son livre exceptionnel (2)… Il a dû y avoir quelques belles poursuites sur le plateau entre gardes et contrebandiers ! Mais, ceci étant, pour qu’une situation de ce type perdure il faut une « entente tacite » entre les intervenants, contrebandiers et douaniers, un certain « équilibre » dans les actions !

Exactement ! Nous avons souvent parlé avec Robert (3) de l’origine des prisonniers. Il n’y avait pas, sur Barry, de tribunal, de compétence de justice à notre connaissance. Et c’est précisément cette rupture d’équilibre, mettant en danger la vie d’un contrebandier un peu trop zélé et perturbant « l’activité », qui a fait penser à Robert cette hypothèse de « prison-protection », de « mise à l’abri ». La vie de ce contrebandier devenant menacée et le fragile équilibre compromis, on peut penser qu’une information d’alerte pouvait être transmise (par quel canal ?) et que l’intéressé était isolé « mis en prison » histoire de le protéger et de retrouver une certaine sérénité !

Hypothèse intéressante qui me fait penser à une situation « d’enfermement/protection » que j’ai découverte dans mon village d’origine,
La Baume-de-Transit, à quelques kilomètres d’ici, je t’en parle après. Mais ton prisonnier, qui le surveillait, qui s’occupait de l’intendance, le nourrissait ?

Non mais tu ne penses pas qu’en plus de monopoliser une personne pour le surveiller, on allait nourrir ce fauteur de troubles ! Il était enfermé le soir, le matin, le garde champêtre, ou équivalent, lui ouvrait, l’accompagnait à son travail et ne le lâchait plus d’une semelle jusqu’à son retour en prison. Cette situation durait tant que le calme n’était pas revenu.

Jean, je reviens à La Baume-de-Transit. Sur une belle photo prise par mon grand-père un passionné de photographie il y a plus d’un siècle, un détail a attiré mon attention : à droite du cliché, à moitié masquée et usée par le temps, une inscription : « Asile de nuit ». Ce
local, implanté dans l’épaisseur de maisons formant remparts, avait a priori deux entrées : une dans la rue du village, visiblement pour les personnes puisqu’il y avait un escalier, l’autre, plus large et au niveau de la route, sous les remparts extérieurs, probablement pour l’entrée des matériels.

J’ai eu de la chance parce que ma tante, âgée et très bonne conteuse, m’a expliqué le fonctionnement : « La clé était de la responsabilité du garde-champêtre ! Tu sais, le soir, il enfermait tout le monde, ceux que les habitants du village ne voulaient pas voir dehors la nuit notamment pendant la période des moissons et des gerbiers où le risque de feu était très important et ceux qui demandaient à être enfermés pour dormir en sécurité, leur matériel de travail rangé à l’intérieur, à l’abri des voleurs éventuels. C’était le cas, notamment, de « l’amoulaïre » et de sa meule de grès pour affûter, de « l’estamaïre », son matériel de feu et ses récipients de métal à réparer, mais
aussi du matelassier et de sa cardeuse de laine… Bref, de tous les artisans de ces métiers indispensables qui passaient de village en village….Le matin, de très bonne heure, il ouvrait les portes et libérait tout ce monde pour que chacun aille à son travail ou continue sa route ! »… Donc, là aussi, la protection par l’enfermement !….

Est-ce que d’autres villages avaient les mêmes pratiques ? Est-ce qu’une partie de la « prison de Barry » ne pouvait pas avoir la même fonction notamment au moment où la population était importante ?….
Questions en suspens !

…Nous n’y répondrons pas aujourd’hui…

Jean, on a beaucoup parlé « prison, enfermement, protection », et on est libre comme l’air !… Mais il faudrait qu’on pense à redescendre !!

« Allez, on y va ! »…

Cette sortie aura été notre dernière visite faite ensemble, à Barry.
Jean nous a quittés au cours de l’été.

« Adessias » Jean. Merci

Gérard Dumarcher
Automne 2022

(1) René MOULINAS : « Avignon, le Comtat Venaissin et la contrebande du sel au XVIIIe siècle »
(2) Marianne BIGNAN : « Bollène, des origines au XIXe siècle »

(3) Robert BOUCHON

(-) Photographies : groupe à Baume : Hector LIAUTIER « Prison » : GD

Une tentative de meurtre à Barry !

 

Un article du journal Le droit, daté du 22 avril 1859 relate sur trois colonnes le procès d’assise de Félicité Athanaïs Ferréol, dite « Anaïs » qui s’est déroulé à Carpentras le 8 avril.

Elle est accusée par son mari, Joseph Hippolyte Constant, dit « Hippolyte », d’une tentative d’empoisonnement le 18 janvier 1859. L’article décrit par le menu l’exposé des faits, l’attitude de l’accusée, l’enquête menée par le commissaire de police puis le juge d’instruction d’Orange, les rapports d’experts, les débats puis la décision du jury.

Les époux Constant habitent à Barry au moment des faits. Ce 18 janvier, Hippolyte travaille avec d’autres ouvriers de Barry dans une carrière sur le plateau. A l’heure du déjeuner, la femme de Jean Sibour apporte la nourriture de tous les travailleurs, préparée par leurs femmes respectives. Joseph commence à manger, puis se rend compte que des particules noires flottent dans sa soupe et sont mélangées à ses choux. Lui et ses voisins reconnaissent des morceaux de cantharide, un insecte connu pour des usages pharmacologiques mais aussi aphrodisiaques. A forte dose, son principe actif peut tuer. Il jette sa soupe, garde les choux et porte plainte auprès du commissaire de police du canton de Bollène contre sa femme pour tentative de meurtre.

Cantharide officinale
Cantharide officinale, Auteur : Maxime RAYNAL sur Flickr, Licence Creative Commons CC BY 2.0

Que savons nous de ce couple avant l’affaire ?

En 1859 Anaïs a 31 ans. Elle est née à Saint-Restitut comme son mari Hippolyte, 37 ans. Ils se sont mariés dans cette commune de la Drôme le 8 mai 1850 et habitent en 1851 dans ce village (maison 89).

Elle a perdu son père à l’âge de 10 ans, a une sœur de deux ans son aînée et elle était domestique au moment de son mariage.

Hippolyte est alors cultivateur, il a au moins un frère prénommé Philippe et une sœur, Thérèse. Son père Joseph est dit « mort civilement » sur l’acte de mariage, ce qui signifie qu’il a été condamné et qu’il n’a plus de personnalité juridique, politique ou civile. Cette peine pouvait accompagner une peine de prison à perpétuité, une condamnation à mort ou à la déportation. Elle a été abolie en 1854 en France. On ne connaît pas la raison de sa condamnation.

Au moment de l’évènement qui nous intéresse, les époux habitent à Barry, hameau de la commune de Bollène (Vaucluse), mais nous ne savons pas depuis combien de temps. Ils résident peut-être en ce lieu car la mère d’Anaïs, Rose, y habitait en 1850 au moment du mariage. Neuf ans après cette union aucun enfant n’est mentionné, ni dans l’article de journal ni dans les autres sources consultées.

Mais revenons à notre tentative de meurtre.

Hippolyte accuse sa femme : elle aurait déjà menacé de le tuer, et même de l’empoisonner. Le commissaire de police se rend donc à Barry le lendemain pour effectuer une perquisition dans leur maison, sans rien découvrir. Le juge d’instruction interroge Anaïs qui admet avoir préparé la soupe mais affirme ne pas l’avoir empoisonnée. Le 6 février, un enfant découvre des cantharides dans une grotte proche de la maison des Constant. Une nouvelle perquisition a lieu, elle confirme la découverte et permet d’affirmer, grâce à des témoignages, qu’Anaïs s’était bien rendue dans cette grotte avant l’arrivée des policiers le 19 février.

Le rapport des experts qui ont examiné les choux permet de donner un nouveau souffle à l’affaire : les débris de cantharides retrouvés dans les choux n’étaient pas suffisants pour tuer, ni même pour incommoder Hippolyte. Un expert témoigne que la dose était trop faible pour causer la moindre gêne, même si une partie de la nourriture n’avait pas pu être analysée car jetée par terre lors de la découverte des débris. Un médecin interroge alors Hippolyte, qui affirme n’avoir eu aucun symptôme, même pas « les effets que produisent les substances aphrodisiaques » !

Le jury finalement acquitte Anaïs, elle n’est jugée coupable ni de tentative d’assassinat ni d’avoir voulu nuire à la santé de son mari.

Que deviennent ensuite nos protagonistes ?

En 1861, Hippolyte habite toujours à Barry (maison 16), avec sa belle-mère Rose Mercier qui a 66 ans. Leurs voisins sont les Sibour, Jean qui a 28 ans, sa femme Rose et leurs deux jeunes enfants. Où habite alors Anaïs ? Nous n’avons pas retrouvé sa trace. Le hameau compte 98 habitants.

En 1866 le couple vit de nouveau sous le même toit dans la ville de Bollène rue de la Frache (maison 28). Hippolyte est cultivateur, Anaïs est sage femme. Rose vit toujours avec eux, ainsi qu’une nièce d’Hippolyte, Rose Blanc, âgée de 5 ans et demi.

Nous retrouvons Anaïs dans de nombreux actes d’état civil comme accoucheuse, entre 1861 et 1874.

En 1872 ils habitent toujours en centre ville mais rue plan de Grignan (maison 1) . Hippolyte a 52 ans, Anaïs 44 et Rose 79. Une nièce d’Anaïs, Louise Mercier, âgée de 4 ans habite avec eux.

Anaïs décède en 1876 à l’âge de 48 ans dans sa maison rue plan de Grignan, sans avoir eu d’enfant.

Hippolyte se remarie le 11 février 1878 à 56 ans à Bollène. Sa femme est une demoiselle de 38 ans, Marie Roche dont les deux parents sont décédés.

En 1881 Hippolyte et Rose résident quartier du Puy avec le fils naturel de Marie, Albert, âgé de 15 ans. Deux enfants Auguste né en 1879 et Marie Louise née en 1880 sont le fruit de cette union tardive mais fructueuse : Hippolyte est devenu père à l’âge de 57 ans.

Il meurt le 17 septembre 1897 dans sa maison du Puy, à l’âge de 75 ans.

Le hameau troglodyte de Barry est la toile de fond de ce fait divers qui met en lumière deux destins tragiques. Plutôt que de se débarrasser d’un mari avec lequel elle a fini sa vie, Anaïs n’a-t-elle pas voulu forcer le destin pour devenir mère à l’aide d’un aphrodisiaque ?

Charlotte BUGNAZET

Sources :

-l’article du journal Le droit du 22/04/1859, consulté sur le site Retronews

https://www.retronews.fr/journal/le-droit/22-apr-1859/1837/3360035/2

-les actes d’État civil (naissances, mariages, décès) des villes de Saint Restitut et Bollène entre 1822 et 1897

-les listes nominatives des recensements de population de Saint Restitut (1836/1846/1851) et de Bollène (1861/1866/1872/1876/1881)

Une chasse aux grives insolite à Barry

Ou la mésaventure de deux jeunes chasseurs

Une partie de chasse peu banale pour de jeunes chasseurs, Claude et René, leur péripétie se situant en octobre ou novembre de l’année 1955….

Claude travaille dans la ferme familiale à Lambisque où son père est exploitant agricole. Lors des « veillées » depuis son jeune âge, Claude est bercé par les histoires et anecdotes de chasse. Tous les hommes de son entourage sont des chasseurs passionnés et leurs épouses se transmettent des recettes de plats de gibiers et se racontent les festins qui s’ensuivent. Le jeune Claude est vite conquis par la passion de la chasse et les mets délicieux de gibier…

Depuis que son physique lui permet de parcourir la campagne, Claude accompagne ses grands-pères, son oncle et son père à la chasse. Cette année-là enfin, il a atteint l’âge légal (16ans) pour pratiquer la traque et le tir du gibier avec un fusil ; une passion qui ne l’abandonnera plus…

Il rend souvent visite à ses grands-parents à St Pierre où il fait la connaissance d’un garçon voisin, René. Ils deviennent rapidement copains, René est aussi un passionné de chasse.

épouvantail

Dans les années 1950, l’agriculture traditionnelle n’utilise pas de produits chimiques, pesticides et insecticides funestes pour la faune sauvage. La mécanisation : tracteurs et autres engins agricoles est encore balbutiante et ne gêne pas le gibier. Le remembrement des parcelles dans les plaines n’a pas eu lieu, les champs sont toujours bordés de haies touffues servant à protéger les récoltes du Mistral en offrant aussi des lieux de refuge et de nidification aux passereaux et aux lapins.

Le gibier qui est abondant se délecte dans les jardins et cultures causant des pertes parfois importantes aux exploitants. À cette époque, les potagers, les parcelles cultivées et les arbres fruitiers sont agrémentés d’indispensables épouvantails.

Le tir du petit gibier et son piégeage avec des lecques, des collets ou de la glu sont coutumiers et procurent au cours de l’hiver un complément peu onéreux de nourriture gustative…

Claude avec ses économies d’argent de poche, a acheté depuis peu une mobylette d’occasion. Ce petit et populaire cyclomoteur lui permet une ou deux fois la semaine après le travail des champs à Lambisque de rejoindre René à St Pierre. Le lieu de rendez-vous habituel des deux copains est le bistrot du hameau…

Dans cet unique café de St Pierre se retrouvent après la journée de travail les hommes du quartier dont la plupart sont des chasseurs et dans lequel la société de chasse a domicilié son siège social. Les deux amis, autour d’un verre de limonade écoutent attentivement les anciens causer de la chasse : anecdotes, conseils, informations etc.

http://data.abuledu.org/URI/5172a0b1

Un vendredi soir il y a plus d’animation que d’habitude : Les « tourdres » (grives) sont arrivés !…. L’hiver sera probablement très froid vu les nuées de vols qui passent !….Préparez

vos cartouches pour la passée à Barry !… On va se régaler de bonnes rôties ! (*1) clament les vieux chasseurs

Les deux copains ne perdent pas une miette de ce qu’il se dit et décident de participer à cette allégresse générale. Ils se donnent rendez-vous  le lendemain à 13 h 30, afin d’être les premiers sur la montagne de Barry pour choisir le meilleur emplacement de tir.

Ce samedi-là, il fait un « froid de canard » la température oscille entre moins deux et un degré avec un Mistral à tout casser, d’ailleurs les deux amis ne croisent personne dans les rues de St Pierre. À l’heure dite, le fusil en bandoulière et les poches pleines de cartouches, ils gravissent sur leur mobylette le chemin charretier montant à Barry en pédalant avec énergie pour aider les moteurs poussifs, mais aussi pour se réchauffer.

Effectivement, comme prévu, ils sont arrivés les premiers sur la colline et choisissent le poste de tir le plus adéquat sur une butte à proximité de la ruine dite : « La maison du four à pain ».

La « passée ou la couchée » (*2) des grives ne commence qu’à la descente du soleil vers 16 heures. Avant l’arrivée massive des volatiles pour les premiers tirs, ils doivent patienter plus d’une heure dans le froid rigoureux derrière une touffe d’arbuste.

Malgré les gros pull-overs, la canadienne, le passe-montagne et les gants, dans l’immobilité, les jeunes « menrods » sont rapidement frigorifiés avec les doigts engourdis par l’environnement glacial. René dit :  » Claude ramasse un fagot de bois, je vais allumer un feu dans la cheminée de la maison abandonnée »…

Aussitôt, les garçons ramassent des brassées de bois sec, puis se dirigent vers la ruine, impatients d’un peu de chaleur.

Arrivés devant l’âtre une surprise les attend : à droite de la cheminée, une paire de pieds dépassent du four à pain, ils pensent immédiatement que c’est un chasseur s’abritant du froid.

« Hé ! Sortez de là, nous allons faire du feu », l’individu ne semble pas avoir entendu.

Claude pour le réveiller lui tapote les pieds, mais ceux-ci sont raides comme le bois sec qu’il vient d’amasser ! « Il est mort ! S’écrie-t-il ».

Paralysés par l’effroi les jeunes chasseurs fixent le four à pain où gît le cadavre lové en chien de fusil. Après de longues minutes, ce sont les violentes morsures du froid qui les sort de leur hébétude. « Il faut prévenir les gendarmes ! », sitôt dit, ils détalent, enfourchent leur mobylette et redescendent à toute vitesse au village…

 À St Pierre, ils entrent en trombe dans le bistrot et s’écrient : « y a un mort à Barry ! »

Les quelques habitués et le tenancier les entourent aussitôt et posent des questions en rafales, « Qui est mort ? Où est le mort ? Qui a tiré ? » etc., auxquels s’ajoutent en pareille circonstance des commentaires idiots : « ils sont trop jeunes pour porter un fusil, etc. »

Tétanisés par le froid et le trouble, ils sont pris de violents tremblements et éclatent en sanglot ne pouvant qu’ânonner quelques mots que personne ne saisit…

Le patron du bar comprend que les garçons qu’il connaît bien sont en état de choc et ordonne avec autorité aux présents de se taire. Il les installe à côté du grand poêle à charbon dont il réactive la flamme, puis leur sert un grand bol de café très chaud et bien arrosé de gnole….

Ce n’est qu’une vingtaine de minutes plus tard, réchauffés et calmés que les deux amis racontent avec précision leur mésaventure, au grand soulagement du « bistroquet » qui avait cru que les garçons étaient la cause d’un accident de chasse…

Les gendarmes et le Maire sont alertés. L’enquête de gendarmerie a conclu que l’individu était décédé d’épuisement et de froid. Dans leur colonne « faits divers » les journaux locaux relatèrent cet événement dramatique en donnant quelques précisions. Le personnage était le fils d’un ancien boulanger qui exerçait à Bollène bien avant la guerre… Un vagabond d’une quarantaine d’années, se nourrissant de ce qu’il trouvait dans la nature, il s’était rapproché des lieux de son enfance ; la faim et le froid ont mis un terme à sa vie…

Mr Claude Armand m’a conté à maintes reprises ce souvenir qui a marqué une page de sa vie en caractères noirs, il en était encore très affecté. « En ces années, me disait-il, les paysans étaient hospitaliers, pourquoi cet homme ne s’est-il pas rapproché d’une ferme ? Dans nos campagnes, on ne laissait pas les gens mourir de faim et de froid »…

Pendant près de trente années Claude Armand fut Président de l’association de chasse de Bollène. Il s’efforça de maintenir une chasse conviviale ; un loisir simple très près de la nature. Parmi les premiers défenseurs de la nature, les vrais écolos, il alerta très tôt la fédération de chasse et la chambre d’agriculture sur la disparition d’insectes et de passereaux causée par les produits chimiques, de même que sur le remembrement des parcelles provocant lui aussi d’énormes ravages sur la faune sauvage…

Aidés de chasseurs bénévoles, il entreprit dans le parc de la Garenne à Bollène, un élevage de perdreaux, de faisans et de lapins afin de les réintroduire dans la nature pour combler les dommages créés par l’agriculture intensive ; « Tôt ou tard, certains arriveront à s’accommoder des produits chimiques ! » déclarait-il…

Il était attristé par les attaques injustifiées des citadins et de certaines organisations contre les chasseurs. « Est-ce que les « Footeux » détruisent leur stade après chaque match ? Non, ils l’entretiennent pour pratiquer leur sport régulièrement. Eh bien les chasseurs font de même ! Non ! Les chasseurs ne sont pas des destructeurs », disait-il amèrement…

 

Cet attachant amoureux de la nature, fils de paysan, quitta l’exploitation agricole mais fut rattrapé par un produit phytosanitaire qu’il avait inhalé en toute ignorance de sa haute toxicité lors de traitements d’arbres fruitiers. Latent pendant quatre décennies, ce produit très utilisé par l’agriculture d’alors se réactiva, lui déclenchant une forme de leucémie qui mit fin prématurément à ses jours.

Claude Dalmas septembre 2020

Texte écrit d’après le témoignage de Monsieur Claude Armand (1 939 – 2 020).

(*1) La rôtie : mets délicieux de grives lardés déposées sur des tranches de pain et rôties au four ; à l’ancienne rôties sur un tournebroche.

(*2) La passée : lieu habituel où passent les migrateurs. La couchée ; à la tombée du jour, voie de passage des grives qui vont se réfugier pour la nuit en vols groupés dans les arbres aux ramures denses sur les collines.

L’ermite de Chabrières

Joachim TAULEIGNE a été le dernier habitant troglodyte du plateau de Barry : il vivait en « ermite » dans une grotte située au sud-est du massif à proximité du fort médiéval et du village troglodytique ruiné de la falaise de Chabrières.

TÉMOIGNAGE :
« J’ai connu M. TAULEIGNE au cours des années 1974/75, pour avoir été son infirmière.
Notre première rencontre s’est passée suite à un appel téléphonique de Mme R. (de la ferme en dessous de la grotte et à gauche du château de La Croix Chabrières) : « M. Tauleigne est malade, il est chez nous. Le médecin vient de lui prescrire des piqûres et il dépose son ordonnance à la pharmacie : pouvez-vous prendre les médicaments et venir lui faire sa première piqûre ? »

C’est bien entendu d’accord. Je lui fais sa première injection et demande comment on fait pour les suivantes (il ne pouvait marcher qu’à grand peine) :

– « Dites-moi l’heure et je descendrai ici ».
– « Bien… c’est entendu… »
Le lendemain, à l’heure dite : personne… Nous avons vite compris ; Mme R. me propose de monter avec moi à la grotte.
Je la suis, droit vers le « Mas Tauleigne » qui était, à ce moment-là, une ruine avec des arbres en son milieu. Nous le contournons, passons devant la source où Mme R. remplit son broc d’eau pour le lui monter, m’expliquant que c’est son seul point d’eau. Nous grimpons…

Sublime : une, puis deux et trois terrasses entretenues face au Ventoux, des poules, des pigeons nichant dans la falaise, des chèvres et un bouc majestueux !
La porte d’entrée était faite d’un rajout de sacs de toile de jute que nous soulevons après avoir appelé :
« Il y a quelqu’un ? », et obtenu son autorisation.
En face, un peu à droite dans le creux du rocher, un sommier et M. Tauleigne qui ne pouvait pas se lever.
Un poêle, un four à pain, une petite fenêtre sur l’évier, et un trou en plafond permettant l’accès à la grotte supérieure.
Sur la droite et vers la fenêtre, une table et un journal : je l’étale et y pose ma serviette, l’ouvre et prépare ma piqûre avec le plus d’hygiène possible, car, au son de nos voix, un bruit de cavalcade, beaucoup de poussière et plusieurs têtes de chèvres viennent se superposer dans l’ouverture sur notre droite, au départ du tunnel! Curieuses, mais respectueuses des consignes : il n’y a pas de barrière, mais elles n’entrent pas !
Je fais ma piqûre et m’entends dire que je n’aurais pas dû me déplacer : « Je serai descendu lorsque j’aurai pu !». Bon, sans commentaire : merci pour ma peine et le temps passé ! Mais j’étais avertie : « Un bon conseil : avec lui on écoute, on se tait et on fait ce qu’on a à faire ! Inutile de discuter ! ».
Ainsi, je suis monté quelques jours puis j’ai fini la série de piqûres chez Mme R. dès qu’il a pu descendre. Les autres traitements se sont déroulés de la même façon, à part que nous avions fait plus ample connaissance et qu’il ne se gênait pas, parfois, pour me rappeler que je n’arrivais pas toujours à l’heure dite !
J’ai appris aussi à cette époque que le facteur laissait son courrier à la ferme et avait signalé que sa retraite faisait retour à sa caisse, car il n’allait pas à la poste la retirer. Mme R. avait insisté et obtenu qu’il accepte d’être conduit à la poste lorsqu’il recevait son avis…Seulement, un jour, le receveur a avisé Mme R. que cela était inutile : pendant qu’elle attendait dans sa voiture, il entrait à la poste un moment et ressortait sans réclamer son dû! Il ne voulait plus rien de la société : « Ermite…ermite, on se suffit à soi-même ! ».

En dehors de son caractère « bien trempé », je n’ai jamais vu notre homme ivre et j’étais moi-même surprise de le trouver assez propre en vivant dans un tel dénuement. A l’époque je soignais quatre personnes qui vivaient sans eau courante ni électricité, dans des cabanons de jardin, une dans un car où je devais chasser les poules de la table pour me faire une place de « travail ».
De tous ma plus grande estime allait à M. Tauleigne, le plus isolé et le plus solitaire, le plus autonome, et le plus proche de la nature. Sa façon de vivre n’était pas subie comme les autres, mais choisie.
Je voyais aussi souvent M. R. qui vivait dans un cabanon vers l’ancienne route de Saint-Paul, et qui était lui aussi un sacré personnage, mais avec lui on parlait surtout de Barry !
Mais revenons à M. Tauleigne !
Il est décédé en janvier 1976, et ses dernières années de vie ont été un peu difficiles à cause de l’âge et de ses conditions de vie, même si quelques voisins lui venaient en aide. Les chèvres se sont rapprochées des fermes pour se faire traire, la poussée du lait les faisant souffrir. Le bouc est parti dans la montagne. Les habitués de Barry pensent que c’était lui que l’on voyait encore sur le massif il y a quelques années, très vieux, mais toujours indépendant et fier. Et il valait mieux ne pas l’ennuyer !


Qu’est devenue la grotte ? J’y suis remonté de nombreuses fois, toujours avec plaisir.
Elle a été abandonnée, mais aussi vandalisée pendant plusieurs années. Certains ont pensé que comme il ne dépensait pas il avait certainement caché beaucoup d’argent : sommier éventré, murs démontés, puits curé… Bien sûr, vous le savez, il n’y a jamais eu de magot, mais les dégâts sont là, la grotte toujours aussi belle, mais dangereusement dégradée par le temps et les intempéries…
Voici la fin de l’histoire de Joachim TAULEIGNE et de sa grotte…

Jacqueline DUMARCHER – Novembre 2019

POST SCRIPTUM de BARRY-AERIA :
Merci pour ce témoignage. Cette grotte est effectivement très belle, creusée dans une zone sans éboulement, face au Ventoux. Elle fait partie de ces « petits patrimoines remarquables » souvent oubliés et nous avons bien envie de la sauver afin de conserver la mémoire de ce lieu et de son dernier habitant.

La chapelle Saint-Ferréol à Bollène

Dédiée à St Ferréol de Vienne, cette chapelle est située au sud-est du massif de Barry, sur la route (D.859) de St Restitut (26) aux abords du château de la Croix Chabrières et du manoir de St Ferréol dans le quartier du même nom, lieu-dit précédemment désigné Chabrières (territoire de l’ancien fief médiéval).
Sa restauration baroque en fin du XIXe siècle, cache par sa toiture en tuiles mécaniques de Marseille et sa silhouette extérieure, sa grande ancienneté.
Remaniée à différentes époques, la base de ses murs et la structure du bâti font apparaître que sa construction date de la période du Moyen Âge central, du Xe au XIIe siècle (*1)…

Histoire de la chapelle

Pendant l’Antiquité, les Romains investissent la région, grands bâtisseurs, ils créent des localités avec habitations, fermes, emplacements de défense (castrum), lieux de spectacles (arènes, théâtres), de culte (temples), des routes (ex : via Agrippa) etc.
Pendant la "Pax Romana", dans la plaine fertile du Lauzon de St Ferréol à St Pierre de Sénos et riveraine de la via Agrippa, s’implantent des exploitations agricoles : villae Gallo-romaines, dont il subsiste d’infimes stigmates… (*3)
Au Moyen-Âge, la plupart des emplacements des édifices Gallo-romains sont réutilisés pour établir des châteaux forts, églises, etc. La chapelle de St Ferréol est érigée vers cette époque et probablement sur les ruines d’un ancien temple Gallo-romain, de même pour le fortin de Chabrières sentinelle dominant la plaine du Lauzon, sur celles d’un castrum
Du XIVe au XVIIIe siècle, le quartier de St Ferréol (ou de Chabrières) se compose, outre les fermes de la plaine du Lauzon, d’un ensemble d’habitats troglodytiques dans la falaise rocheuse au pied du fort, et à l’est de celui-ci sur le plateau, un petit hameau médiéval (*4).
La chapelle (ou église ?) de St Ferréol et son cimetière contigu (*5) offrent un lieu de culte et un lien social pour ses riverains.
Devenue "Bien national" à la révolution, le baron Pierre Joseph Henry de Granet-Lacroix de Chabrières la rachète en 1813, la restaure et la remanie, lui donnant son aspect actuel (*6).
En 1860, après la mort de son fils cadet, le valeureux Colonel de Chabrières, ses frères aîné et puîné réaménagent le cimetière, pour y recueillir sa dépouille.
En 1865, le baron Alexandre François Henry de Granet-Lacroix de Chabrières, fait donation sous conditions à l’hospice de Bollène de la chapelle de St Ferréol (*7).
Dans le petit cimetière attenant à la chapelle reposent les trois derniers descendants de la famille de Granet-Lacroix de Chabrières.
Chaque année le 4 juin, les légionnaires du 2e Régiment Étranger de la caserne Chabrières de Nîmes, honorent dans le petit cimetière de St Ferréol, la mémoire du valeureux Colonel Louis Marie Henri de Granet-Lacroix de Chabrières : premier chef de corps de leur régiment, Commandeur de la Légion d’honneur, mort héroïquement au combat à Magenta le 4 juin 1859.
La chapelle de St Ferréol ne semble pas avoir attiré l’attention des photographes et éditeurs de cartes postales du XXe siècle, pourtant elle possède un certain charme et une histoire associée au passé de son quartier.

Claude Dalmas, novembre2017

La légende de Saint-Ferréol

Ferréol est né à Vienne, vers le milieu du IIIe siècle. Ses parents qui étaient nobles et chrétiens, élevèrent Ferréol dans la religion chrétienne et le destinèrent à occuper des postes importants dans l’administration de l’Empire romain. Il embrassa la carrière militaire. Guerrier intrépide, il se signala par sa bravoure qui fut distinguée assez rapidement et fut élevé au grade de Tribun ce qui correspond à notre actuel grade de Colonel.
Ferréol se fit remarquer aussi par son attachement à la religion du Christ et par son zèle à la défendre et la propager. Chaque jour il instruisait ses compagnons d’armes à cette doctrine. Ce prosélytisme déplaisait à ses chefs, d’autant que l’empereur Dioclétien avait décrété l’éradication de cette nouvelle religion ; partout sur le sol de la Gaule les chrétiens étaient mis à mort. La persécution sévissait aussi dans l’armée, toute la légion Thébaine au pied du Mont Cenis fut massacrée, car elle refusait de célébrer les dieux de l’Empire.
Crispinus, alors gouverneur de Vienne, entreprit d’amener Ferréol et Julien son ami intime et compagnon d’arme, à abjurer le christianisme.
Ferréol ne céda pas, il fut emprisonné pour avoir facilité la désertion de son ami. Capturé, Julien est décapité en Auvergne. Le corps de Julien (St Julien) fut inhumé à Brioude (43) et sur sa tombe se produisirent de nombreux miracles (Basilique de St julien de Brioude)… Ferréol s’évada et traversa le Rhône à la nage. Repris, il est ramené à Vienne et mis à mort vers l’an 304.
Deux siècles plus tard, en 473, Saint Mamer évêque de Vienne transféra les restes de Ferréol dans une église nouvellement construite : à l’ouverture de sa sépulture, apparut le corps du Tribun plus une tête ; celle de son ami Julien…
Cette découverte eut un retentissement considérable, la popularité de St Ferréol se répandit et s’amplifia ensuite, par la distribution de reliques…
Au haut Moyen Âge, le culte de Saint Ferréol se propagea rapidement dans le sud de l’ancienne Gaule Narbonnaise : Dauphiné, Provence et pays d’Oc. À la paix religieuse de l’empereur Constantin, de nombreux pèlerins venaient à Vienne pour se recueillir sur la tombe du saint… (*2).

NOTES :

***** (*1) Le Moyen Âge est une période de l’histoire du Vᵉ siècle au XVᵉ siècle, qui débuta après le déclin de l’Empire romain d’Occident…
(*2) Source : Connaissance et Sauvegarde des Oratoires. Lieu de culte de St Ferréol : Église primitive et cloître de Saint-Romain-en-Gal 69.
(*3) Source : traces de villaé (Archéologie : Jung : Morphogénèse/la centurie d’Orange. P. Boise : Agglomérations Gallo-romaines..).
(*4) Quelques traces du hameau médiéval restent visibles parmi la végétation de chênes verts.
(*5) Le cimetière primitif a disparu, il était situé au sud de la chapelle au bas de la terrasse d’accueil. (Témoignage des propriétaires exploitants le terrain qui lors de labourages découvraient de nombreux fragments osseux, de tessons d’argile cuite et de maçonnerie).
(*6). Le baron de Chabrières achète plusieurs lots entre 1872 et 1874 dont : St Ferréol et son ancien cimetière, N.D. de la Pitié avec son cimetière, N.D du Pont (à demi avec Bonnot) et divers biens. (Source : Bollène des origines au XIXe siècle de Marianne Bignan).
(*7) Donation à condition : que l’hospice entretienne la chapelle et le cimetière, qu’une messe soit dite chaque dimanche et que des messes soient célébrées pour les ancêtres du donateur. Elle contient : la chapelle, une vigne et des terrains labourables d’une surface d’environ 1 hectare, une somme de 7 000 F (or) et 3 peintures à l’huile représentant le portrait de chacun des frères de Granet (Probablement peintes par les amis très proches du donateur et témoins de son dernier souffle : Auguste Martin peintre et sculpteur puis Etienne-Antoine Parrocel peintre, écrivain et critique d’art). Source : Archives municipales.